La conscience est une notion des plus compliquées et des plus complexes. Compliquées, car difficile à comprendre et complexes, car elle comporte en soi plusieurs éléments imbriqués, la rendant difficile à saisir. Faisons un tour d’horizon succinct de trois théories « rivales » aujourd’hui défendues par des scientifiques.
Selon la définition du Larousse, la conscience est la « connaissance, intuitive ou réflexive immédiate, que chacun a de son existence et de celle du monde extérieur ». Il est important de distinguer plusieurs types de conscience. La conscience spontanée ou immédiate est liée à l’expérience et tournée vers le monde extérieur. Elle renvoie à la présence de l’individu à lui-même au moment où il pense, sent ou agit. La conscience réfléchie est la capacité de faire un retour sur ses propres pensées ou actions et de les analyser. Enfin, le mot « conscience » peut aussi désigner notre capacité de jugement moral qui met en jeu le bien et le mal, sens qui ne renvoie pas à ce qui nous intéresse ici.
Est-on sur le point de découvrir la signature de la conscience ?
Les progrès des neurosciences, de l’informatique et de l’ingénierie depuis les années 1950 laissent entrevoir la possibilité de décrypter l’esprit voire, selon certains, la possibilité d’un jour le « télécharger » sur un support numérique. Pourtant, la conscience échappe encore aux scientifiques. Il est vrai que la mise en lumière de mécanismes cérébraux de plus en plus précis et spécifiques entrouvre un autre rapport au cerveau et rouvre la question : va-t-on découvrir la signature neuronale de la conscience ? Face à cette quête pour identifier les mécanismes cérébraux qui sous-tendent ce phénomène complexe, la science a besoin de théories.
Au sein de ce débat qui fut d’abord philosophique, les théories scientifiques de la conscience se placent dans une approche matérialiste. Cela signifie qu’elles font l’hypothèse que la conscience est un phénomène qui émerge de la matière dont nous sommes composés, en opposition avec les dualistes, pour qui le corps et l’esprit sont deux réalités de natures différentes. Les scientifiques vont alors se baser sur l’analyse de l’activité cérébrale.
La théorie de l’espace de travail global
La théorie de l’espace de travail global est une théorie dite fonctionnelle : elle cherche à décrire la conscience par ce qu’elle fait et par les fonctions qu’elle remplit. Elle rend compte du fait que prendre conscience émerge de l’interaction entre plusieurs régions et processus cérébraux qui s’unissent. L’objectif est également de se contenter d’une approche expérimentale sans forcément mettre en avant un « projet divin » qui justifie l’existence de la conscience. Elle fut énoncée à la fin des années 1980 par le neuroscientifique américain Bernard Baars, et étayée par les neuroscientifiques français Stanislas Dehaene, Lionel Naccache et Jean-Pierre Changeux.
L’idée principale de cette théorie est que lorsque nous recevons une information sensorielle, elle est d’abord rapidement traitée de manière automatique par les régions cérébrales spécialisées, comme le cortex visuel. Il a été observé que si cette information n’est pas maintenue et amplifiée par un plus vaste réseau neuronal, elle reste inconsciente. La prise de conscience est un processus plus lent, mais plus flexible que les processus automatiques, qui met en commun des informations de différents réseaux spécialisés.
Certaines informations sensorielles sont donc sélectionnées pour être diffusées dans de nombreuses régions cérébrales, comme le cortex préfrontal. Ces régions cérébrales sont très connectées à un grand nombre d’autres régions cérébrales. Ce processus de convergence vers une seule interprétation cohérente de la situation fait émerger un état de conscience unique. Une fois que nous sommes conscients d’avoir vu ou entendu, il est possible de réaliser des opérations mentales très diverses. Cet état de conscience se traduit par un « embrasement » de l’activité cérébrale, moment où l’on prend conscience d’une information sensorielle et intervenant 300 millisecondes après la perception.
La théorie de l’information intégrée
La théorie de l’information intégrée est aussi une théorie fonctionnelle, énonçant que la conscience est définie non pas par la structure ou l’activité du cerveau, mais par la capacité d’un système (organique en ce qui concerne le cerveau) à percevoir un grand nombre d’informations. Selon cette théorie, un système conscient est un système qui génère des informations qui sont à confronter les unes aux autres : c’est ce que l’on appelle l’intégration.
Cette théorie proposée par l’américain Giulio Tononi en 2004 nécessiterait deux fondamentaux : une information abondante, et une intégration de cette information. Il en résulterait la construction d’un état mental unique et irréductible. Plutôt que de partir de l’activité cérébrale pour expliquer la conscience, Tononi cherche à définir un cadre théorique expliquant, selon lui, pourquoi certains systèmes comme le cerveau, qui est un organe, sont conscients et ressentent des choses dans une expérience subjective qui semble indépendante de la matière.
Toujours selon Tononi, cette théorie pose un cadre qui ouvre d’autres hypothèses sur la manière dont il faudrait procéder pour que d’autres systèmes, par exemple artificiels, soient eux aussi conscients. Ainsi, les organoïdes et embryoïdes cultivés en laboratoire ou même les plantes pourraient être considérés comme conscients. En revanche, cette théorie manque de détails : elle postule deux éléments essentiels, sans expliquer pourquoi la conscience émerge et ce qui la caractérise. Elle continue donc d’être développée, bien qu’elle soit très controversée, et ait été qualifiée de « pseudoscience infalsifiable » dans une lettre rédigée par 124 spécialistes du domaine. Dans cette publication, les neuroscientifiques exposent les divergences d’opinions qui les divisent.
Les théories d’ordre supérieur
Issues de la philosophie et défendues par le philosophe David Rosenthal et le psychologue Michael Graziano, les théories d’ordre supérieur veulent expliquer la distinction entre les traitements conscients et inconscients de l’information. Ces théories postulent que la conscience consiste en des perceptions ou des pensées sur des états mentaux accessibles immédiatement, dits « de premier ordre », comme des sensations brutes. La prise de conscience du contenu d’un stimulus n’est possible qu’à partir du moment où apparaît une représentation « d’ordre supérieur » ou « méta-représentation ». Selon ces théories, il y a donc des pensées conscientes qui se fondent sur un niveau inconscient des sensations, et ce sont les perceptions à un autre niveau de ces sensations qui accèdent à la conscience.
C’est l’existence de cette représentation d’ordre supérieur qui nous rend conscients des contenus vers lesquels elles tendent : la perception est un processus automatique, et elle devient consciente lorsque l’existence de cette représentation devient une pensée consciente. Pour le neuroscientifique anglais Edmund Rolls, c’est un mécanisme qui permet la correction d’erreurs et la planification des actions. Enfin, toujours selon ces théories, le traitement inconscient serait suffisant pour que l’exécution d’une tâche ne nécessite pas nécessairement la conscience.
Quels enjeux dans le contexte actuel ?
La conscience humaine révèle que nous existons en tant qu’être humain singulier, croisement de nos émotions, nos pensées, nos expériences et de notre personnalité mais aussi de notre biologie. Aujourd’hui, c’est une question philosophique et scientifique non résolue qui anime les débats. La question de la conscience est celle du sens : qui suis-je ? qu’est-ce que l’intériorité ? Les scientifiques ne sont pas encore au bout de leur peine, même s’il n’est pas impossible que l’on parvienne un jour à expliquer ce qu’est la conscience.
Une autre voie en cours d’exploration chez les scientifiques, les organoïdes cérébraux, éclaire aussi ces questions. Apparus en 2008 afin de pallier le déficit de connaissance du développement embryonnaire du cerveau, ces « mini-cerveaux » en boîte de Petri, sont des structures neuronales dérivées de cellules souches. L’évolution des protocoles pour reproduire différentes parties du cerveau nécessaires à la conscience permet désormais de produire un réseau sophistiqué de neurones capable de générer des ondes cérébrales. Les organoïdes pourraient devenir des systèmes artificiels sensibles et conscients. Ces recherches mettent le doigt sur la question importante qui lie toutes ces théories : quelle structure est indispensable à la conscience ? comment naît-elle et à partir de quoi ? la conscience de soi peut-elle être sans corps ? Les organoïdes cérébraux soulèvent par ailleurs des questions d’éthique très importantes.
Ces recherches théoriques sur la conscience s’inscrivent aujourd’hui dans un contexte d’effervescence du côté des neurotechnologies. Les projets d’interface cerveau-machine comme Neuralink sont de plus en plus nombreux, et ont pour ambition de nous permettre d’agir sur le monde simplement par notre esprit. Il faut donc nous assurer que ces nouvelles connaissances sur la conscience, loin d’être cantonnées à des modèles théoriques, soient utilisées pour le bien commun, sans compromettre notre intégrité psychique, notre intimité, notre sécurité et notre liberté de pensée.
Laure Tabouy, Chercheuse – cheffe de projet en éthique / neuroéthique. Domaine de recherche en éthique des neurosciences, des neurotechnologies, du numérique et de l’IA. Universite Paris-Saclay – CESP UMR 1018 Inserm, Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.