Henrietta Swan Leavitt, la petite main qui permit de mettre en évidence l’expansion de l’Univers

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Les « Harvard computers » sont des calculatrices mal payées et peu reconnues. Les travaux d’Henrietta Swan Leavitt, troisième en partant de la gauche, une loupe à la main, ont changé l’astronomie. Ici vers 1890. Harvard College Observatory

À la fin du XXᵉ siècle, ce sont les femmes qui cataloguent les étoiles. Henrietta Swan Leavitt va fournir l’outil de mesure de l’univers à grande échelle, et contribue à mettre les chercheurs sur la piste de son expansion.


Qui connaît Henrietta Swan Leavitt ? Personne, sauf les astronomes. Pourtant, tous ceux qui s’intéressent aux sciences, en particulier à l’univers à grande échelle, devraient la connaître.

Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elle a découvert le phénomène à l’origine de notre vision actuelle de l’univers : un univers en expansion, constitué de milliards de galaxies, dont les événements les plus anciens que nous sachions dater remontent à environ 13,7 milliards d’années.

L’astronomie à la fin du XIXᵉ siècle, quand des femmes cataloguent les étoiles

Au tournant du XXe siècle, les progrès de la photographie et surtout la construction de télescopes de plus en plus performants conduisent les astronomes à cataloguer les étoiles en les classant suivant plusieurs critères : position, luminosité, couleur, et même composition chimique (grâce à l’analyse des raies spectrales présentes dans la lumière rayonnée par sa surface).

Ainsi, alors que Tycho Brahé répertoriait 777 étoiles à l’œil nu à la fin du XVIe siècle, le catalogue de Henri Draper, constitué entre 1886 et 1918 à partir de l’observatoire de Harvard, répertorie 200 000 étoiles.

Concrètement, à Harvard, les astronomes — des hommes — prennent des clichés au télescope, qui sont ensuite analysés par des « computers ». Mais les ordinateurs n’existent pas à l’époque, et ces « computers »-ci sont des femmes chargées de dépouiller les clichés et d’en tirer toutes les informations : des petites mains, des « calculatrices ».

Le travail minutieux de ces « computers » constitue la base des catalogues d’étoiles. Elles travaillent sept heures par jour, six jours par semaine, gagnent 10,5 dollars par semaine et ont un mois de congé.

En effet, à une époque où les observatoires ne sont pas financés par des agences gouvernementales mais par de généreux donateurs, et administrés par des passionnés qui ne comptent pas leurs heures, le directeur du laboratoire d’Harvard de 1877 à 1919, Edward Pickering, tient ferme les cordons de la bourse. Il commente :

« Beaucoup d’économies peuvent être faites en employant des gens sans qualification particulière, dont le travail est peu payé, mais bien sûr encadré avec soin ». (citation extraite du livre de John Osborne publié en 2005)

Peu d’hommes y trouvent leur compte et les postes reviennent le plus souvent à des femmes, qui s’en accommodent ; celles qui y restent longtemps se sentent associées à une « grande œuvre ». Le groupe est parfois désigné à l’époque « Harem de Pickering »… C’était bien une autre époque !

photo des Harvard computers et du directeur du laboratoire

Edward Charles Pickering et les Harvard Computers devant le bâtiment du Harvard College Observatory en 1913. Henrietta Leavitt est au centre, devant Pickering. Harvard-Smithsonian Center for Astrophysics

Henrietta Leavitt se penche sur les étoiles variables depuis Harvard

Henrietta Leavitt rejoint le laboratoire de Harvard en 1893, à l’âge de 24 ans, comme stagiaire (non payée), très motivée, après avoir suivi une formation supérieure de quatre ans à la Society for Collegiate Instruction of Women, dont une spécialité en astronomie en quatrième année.

Elle devient l’une des computers, mais sa vie de laboratoire sera toujours perturbée par une santé fragile — une maladie d’enfance l’a déjà laissée pratiquement sourde, et par une certaine instabilité, liée sans doute au statut des computers : en 1896, après avoir rendu ses travaux, elle disparaît pour deux ans en Europe, sans que l’on sache exactement pourquoi. Elle rentre et s’installe dans le Wisconsin, où son père habite. En 1902, Pickering finit par lui proposer un poste permanent, mais on ne la retrouve au travail à Harvard qu’en 1904.

Pickering lui demande assez vite de s’intéresser aux « étoiles variables », des étoiles dont l’éclat évolue au cours du temps, avec une périodicité se mesurant en jours, semaines ou mois.

La première étoile variable avait été identifiée (à l’œil nu !) dans la constellation de Cassiopée par Tycho Brahé, qui en fit mention dans son « De nova stella » de 1573. Puis John Goodricke, en 1784, réalisa des observations détaillées de l’étoile Delta Cephei (dans la constellation de Céphée). Il montra que sa luminosité est périodique et mesura sa période de variation. C’est alors que le nom « Céphéïde » fut donné aux étoiles variables que l’on détectait ailleurs dans le ciel — l’étoile Polaire elle-même est une étoile variable !

À Harvard, à l’époque d’Henrietta Leavitt, une des méthodes pour repérer les variations de luminosité consiste à superposer le développement positif d’une photo avec le négatif de la même zone du ciel pris à différents intervalles de temps. Pour une étoile stable, le blanc et le noir se compensent. Si l’image blanche sur fond noir d’une étoile déborde de la tache noire du négatif pris ultérieurement, c’est que la luminosité de l’étoile a diminué. Dans le cas contraire, la luminosité a augmenté.

Henrietta s’y colle. Elle est chargée de repérer des étoiles variables dans les Nuages de Magellan, deux galaxies voisines de la nôtre visibles dans le ciel de l’hémisphère sud. Les clichés qu’elle étudie ont été pris à l’observatoire d’Arequipa, au Pérou, où Pickering avait fait installer dans les années 1890 une station avec un télescope de 60 centimètres d’ouverture : la pureté du ciel à 2400 mètres d’altitude, pendant plusieurs mois, permettait d’obtenir des clichés de haute qualité.

photo noir et blanc montrant l’observatoire et d’autres bâtiments

L’observatoire d’Arequipa du Harvard College, au Pérou, en 1903-1904, où on été pris les clichés analysés par Henrietta Leavitt. Popular Science Monthly Volume 64, 1904

En 1907, Henrietta Leavitt publie un catalogue de 1777 étoiles variables visibles dans les Nuages de Magellan dans les Annals of the Astronomical Observatory of Harvard College : 21 pages, deux plaques photographiques et 15 pages de tableaux de données ! À la fin de l’article, presque comme un post-scriptum, elle singularise dans un tableau seize étoiles, en donnant leur période et leur luminosité, et commente :

« Il est intéressant de noter que les étoiles variables les plus brillantes sont aussi celles qui ont les plus longues périodes. » Henrietta Leavitt, 1907.

C’est la première mention publiée de la relation période/luminosité des Céphéides. Mais à ce stade, il s’agit d’une observation empirique, on ne sait rien des mécanismes physiques à l’œuvre dans ces étoiles.

Peu après, Henrietta est hospitalisée. Elle travaille chez elle pendant sa convalescence sur des clichés qu’on lui fait parvenir, puis revient à Harvard en 1910, avant de s’éclipser de nouveau pour plusieurs mois à la mort de son père. Son travail à distance est irrégulier.

La seconde mention de la relation période/luminosité date de mars 1912, dans le Harvard College Observatory Circular 173. L’article est signé par Edward Pickering seul, mais il annonce en entrée : « La conclusion concernant les périodes de 25 étoiles variables du Petit Nuage de Magellan a été préparée par Mademoiselle Leavitt ». L’article contient les figures suivantes, où les périodes et luminosités minimales et maximales de 25 étoiles variables ont été mesurées de façon précise, sur les 59 identifiées en 1904. Cette figure montre qu’il existe une relation étroite entre la luminosité moyenne d’une Céphéide et sa période.

graphe historique

La relation entre période et luminosité des étoiles variables, telle que mesurée par Henrietta Leavitt et publiée par Edward Pickering. En abscisse, la période (le nombre de jours entre deux maximum de luminosité) et en ordonnée, les luminosités minimale et maximale. Harvard College Observatory Circular, vol. 173, 1912.

On distingue aujourd’hui plusieurs types de Céphéides. Celles d’Henrietta Leavitt étaient des étoiles massives — environ une dizaine de masses solaires. Schématiquement, on peut dire que la variation de luminosité reflète une vibration autoentretenue de l’étoile : lorsqu’elle se contracte (par gravitation), elle se réchauffe, ce qui augmente le rythme des réactions de fusion nucléaire et donc la production de chaleur ; la pression du gaz augmente, ce qui amorce une dilatation, qui a pour effet de refroidir l’étoile, et la gravitation peut l’emporter à nouveau.

Les étoiles variables d’Henrietta Leavitt permettent de mesurer les distances en astronomie

La relation période/luminosité devient un instrument de mesure des distances en astronomie. En effet, deux facteurs jouent sur la luminosité apparente d’une étoile : sa luminosité intrinsèque et sa distance par rapport à l’observateur — la Terre, donc.

Mais dans le cas des variables d’Henrietta Leavitt, comme elles appartiennent toutes au même Nuage de Magellan, leurs distances à la Terre sont voisines. Donc leurs écarts de luminosité apparente reflètent directement leurs écarts de luminosité intrinsèque.

En l’absence d’éléments contraires, on peut faire l’hypothèse d’uniformité de l’univers, à savoir que toutes les Céphéides obéissent à la même loi. Du coup, si l’on mesure, dans une autre galaxie, la période d’une Céphéide, l’utilisation de la relation période/luminosité indique la luminosité apparente qu’aurait cette étoile si elle était située à la distance du Nuage de Magellan. Si sa luminosité apparente est plus faible, c’est qu’elle se situe à une distance plus grande.

Pour obtenir une distance absolue, il suffisait alors de déterminer la distance du Nuage de Magellan. Ejnar Hertzsprung, astronome danois, fut en 1913 le premier à le faire, par triangulation, en utilisant le mouvement du système solaire comme base. Il fut suivi peu après par l’astronome américain Henry Russell. Le premier trouva 30 000 années-lumière, le second 80 000 années-lumière (la mesure acceptée aujourd’hui est de 200 000 années-lumière).

Mais Henrietta Leavitt ne poursuivit pas ses mesures d’étoiles variables : Pickering l’affecta à partir de là à d’autres tâches. Ainsi, le statut de calculatrice d’Henrietta Leavitt ne lui permit jamais de développer ses propres recherches. On imagine volontiers qu’elle aurait exploré ce que ce nouvel outil de mesure des distances permettait d’atteindre.

Le travail d’Henrietta fut néanmoins le départ d’un point de bascule absolument majeur en astronomie, que l’astronome Allan Sandage décrivit plus tard en ces termes :

« Que sont les galaxies ? Avant 1900, personne ne le savait. En 1920, très peu de gens le savaient. Après 1924, tous les astronomes le savaient ». (citation extraite du livre de John Osborne publié en 2005)

Ce basculement se fit en deux étapes.

Première étape : l’Univers est plus grand que notre voie Lactée

La première fut franchie le 6 octobre 1923, lorsque l’astronome américain Edwin Hubble repéra une Céphéide dans la nébulosité qu’on appelle aujourd’hui la galaxie d’Andromède.

À l’époque, le débat faisait rage chez les astronomes, entre ceux qui pensaient que tout ce qu’on voyait dans le ciel faisait partie de la Voie lactée, et ceux qui pensaient que ce n’était qu’une galaxie parmi d’autres. Hubble mesura la période de l’étoile variable de la nébuleuse d’Andromède, et en utilisant la relation période/luminosité d’Henrietta Leavitt, calcula que sa distance était d’environ 1 million d’années-lumière (la valeur actuellement admise est 2,4 millions d’années-lumière).

C’était un ordre de grandeur supérieur aux estimations de la taille de la Voie Lactée. Par conséquent, la nébulosité dont l’étoile faisait partie devait être une galaxie à part entière.

Cela trancha la controverse : l’Univers était plus grand que notre voie Lactée, qui n’était qu’une galaxie parmi d’autres.

Deuxième étape : l’Univers est en expansion

Cette étape consista à coupler ces mesures de distance aux mesures de vitesse de déplacement des galaxies lointaines. Le phénomène clef est le décalage vers le rouge du spectre d’une étoile qui s’éloigne de nous, ou vers le bleu si elle se rapproche de nous. L’interprétation de ce décalage comme un effet Doppler lumineux permet de calculer la vitesse de la source lumineuse.

Hubble publia le 25 avril 1929 un article dans les Proceedings of the National Academy of Science où il établissait, en s’appuyant sur une analyse de vingt-quatre nébulosités extragalactiques, la relation vitesse d’éloignement/distance. Il en conclut que la vitesse des galaxies est d’autant plus grande que la nébulosité est lointaine. Autrement dit, l’univers est en expansion…

Aujourd’hui, sa vitesse d’expansion radiale est estimée à 75 kilomètres par seconde et par million de parsec (1 parsec = 3,2 années-lumière) : cela signifie que la vitesse d’expansion d’un objet céleste situé à 3,2 millions d’années-lumière de nous est, en moyenne, de 75 kilomètres par seconde, celle d’un objet à 2×3,2 millions d’années-lumière est de 2×75 kilomètres par seconde, et ainsi de suite. Cela n’exclut évidemment pas des fluctuations autour de cette relation linéaire moyenne.

Un prix Nobel pour Henrietta Leavitt ?

En 1925, avant même la publication de l’article historique d’Edwyn Hubble, le mathématicien et académicien suédois Götta Mittag-Leffler écrivit à Henrietta Leavitt, au laboratoire d’astronomie de Harvard, en ces termes :

« Honorable Mademoiselle Leavitt, Ce que mon ami et collègue de l’Université d’Uppsala le Professeur von Ziepel m’a raconté, à propos de votre admirable découverte de la loi empirique reliant la magnitude et la période des Céphéides variables de type S du Petit Nuage de Magellan, m’a impressionné si profondément que je suis sérieusement enclin à considérer votre candidature pour le prix Nobel de physique de 1926, bien que je doive avouer que ma connaissance du sujet est encore assez lacunaire. »

Mittag-Leffler ignorait apparemment qu’Henrietta Leavitt était morte depuis quatre ans. La lettre fut transmise au nouveau directeur du laboratoire de Harvard, Harlow Shapley, qui répondit :

« Le travail de Mademoiselle Leavitt concernant les étoiles variables du Nuage de Magellan, qui conduisit à la découverte de la relation entre la période et la magnitude apparente, nous a fourni un outil très puissant pour mesurer les grandes distances interstellaires. En ce qui me concerne, cette découverte m’a été utile au plus haut point, car elle m’a permis d’interpréter l’observation de Mademoiselle Leavitt, de la considérer en termes de brillance absolue, et en l’étendant aux étoiles variables des amas globulaires, de l’utiliser pour mes déterminations de la taille de la Voie Lactée. »

Le message subliminal de la lettre pouvait se lire ainsi : vous avez pensé à Mademoiselle Leavitt pour le Nobel, mais ne puis-je aussi bien faire l’affaire ? Pourtant, le jury Nobel ne lui accorda pas le prix qu’il jugeait Henrietta Leavitt digne de recevoir… D’ailleurs, ni Hubble ni aucun autre astronome ne l’ont obtenu pour ces travaux.The Conversation


Jacques Treiner, Physicien théoricien, Université Paris Cité


Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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