Olivier Sartenaer, Université de Namur
Ce qu’est exactement la science est loin de faire l’unanimité. Si l’on se donnait la peine de poser la question « Qu’est-ce que la science ? » à un panel de scientifiques, il est à parier que seraient collectées des réponses diverses et parfois même inconciliables. Une telle situation ne devrait pas tant nous émouvoir qu’attirer notre attention sur le fait qu’elle est la conséquence d’une réalité qu’il est utile de garder à l’esprit, à savoir que la science est une entreprise aux contours tout sauf nets ou bien définis.
Une telle réalité se manifeste à au moins deux niveaux. D’une part « disciplinaire » : à un moment donné de son histoire, la science se décline en mille et une variétés aux normes, méthodes et enjeux différents, partant de la physique des particules à la sociologie en passant par la biologie de l’évolution ou la géologie. D’autre part historique : pour une discipline donnée, la science se révèle dynamique et changeante. La mécanique actuelle n’est certes pas celle de Newton, qui ne fut pas non plus celle d’Aristote.
Le besoin (néanmoins) d’une définition
Face à cette situation, ne pourrait-on d’emblée qualifier de vain le projet même de définir la science ? De manière moins radicale, ne pourrait-on tenter de la saisir, si ce n’est par le biais d’une définition précise, a minima par l’entremise d’une « ressemblance de famille » à l’aune de laquelle nous considérerions comme scientifiques toutes ces activités qui se ressemblent un peu, mais sans jamais toutefois pouvoir être considérées comme ressemblant à une science archétypique commune ?
Arpenter de tels chemins « déflationnistes » n’est pas sans conséquence, surtout à l’ère des infodémies. Tout comme dans une fête sans restriction d’entrée n’importe qui peut s’incruster – ou dans toute photo de famille un imposteur peut s’immiscer –, se refuser à mettre le doigt sur un concept de science autorise à ce que soient comptés comme « sciences » des entreprises qu’on serait réticents à considérer comme telles. Se refuser à définir la science, c’est créer un contexte hospitalier aux déclinaisons délétères de l’anti-science.
Trouver le plus petit commun dénominateur
Afin de délimiter le champ de la science et d’ainsi en écarter les éléments indésirables, une stratégie serait de mettre le doigt sur le plus petit commun dénominateur entre ces activités qu’on considérerait intuitivement comme scientifiques. À cet égard, on pourrait s’accorder à reconnaître que l’astronomie antique, la théorie darwinienne de l’évolution, la bioclimatologie et la gravitation quantique partagent toutes, sous leurs différences évidentes, une ambition commune, à savoir celle de générer des connaissances.
Laissant de côté les épineuses questions relatives à la méthode scientifique (considérée ici comme tout ce qui conduit à générer des connaissances), la finalité de la science (qui se réduit à tout ce à quoi peut servir la génération de connaissances, telles la représentation, l’explication ou la manipulation des faits), ainsi enfin que les limites de la connaissance scientifique (ici restreintes à la dimension « factuelle » du monde, excluant donc d’emblée d’autres dimensions qui ne s’y réduiraient pas), cette approche minimaliste est somme toute assez vide. Loin d’aboutir à une véritable définition de la science, elle renvoie plutôt à la nouvelle question : « Qu’est-ce que la connaissance scientifique ? »
Une approche classique
À cette question, on serait tenté de répondre de façon classique en précisant qu’une connaissance scientifique est une sous-variété des croyances vraies et justifiées, en particulier ces croyances vraies qui s’avèrent justifiées par une méthode de type scientifique.
Une telle approche est toutefois problématique. La littérature regorge en effet de célèbres contre-exemples prenant la forme de situations mettant en scène des croyances vraies et justifiées qui ne sont pas des connaissances. Imaginez-vous posséder un billet de tombola issu d’un ensemble de 10000 dont un seul sera gagnant. Une fois le tirage ayant eu lieu à votre insu, à l’occasion duquel votre ticket a été reconnu perdant, pouvez-vous affirmer savoir que votre ticket est perdant ? Bien sûr que non, car en dépit du fait que vous y croyez, que cela est vrai et que vous êtes justifié d’y croire (par un simple jugement probabiliste), il demeure la possibilité pour vous, certes infime, d’avoir le bon ticket. Maintenant, reproduisez cette expérience de pensée en faisant tendre le nombre de tickets vers l’infini (ce qui a pour effet de vous rendre de plus en plus justifié à croire que vous avez perdu), vous ne serez jamais en position de savoir que vous avez perdu. La morale de ce raisonnement est simple : pour une croyance donnée, il n’existe pas de degré de justification assez élevé pour garantir que celle-ci soit vraie, et qu’elle constitue donc une connaissance.
Au-delà du fait qu’elle a été chez de nombreux philosophes une raison de se détourner de l’approche classique, cette observation pointe vers un problème plus directement pertinent pour l’entreprise de définir la science (en y excluant l’anti-science). Car si la vérité figure à titre de condition nécessaire pour la connaissance scientifique, tout ce qui est connu par les scientifiques est nécessairement vrai, c’est-à-dire à jamais à l’abri d’être montré comme faux. Mais n’est-ce pas là précisément le marchepied argumentatif qui donne au scepticisme radical d’un « rien ne peut être connu » sa substance même ? Car si la connaissance scientifique implique l’impossibilité du faux, l’histoire des sciences ne nous a-t-elle pas appris – et plus largement nos limitations cognitives, instrumentales ou computationnelles ne nous ont-elles pas révélé – qu’une connaissance ainsi conçue est en réalité inaccessible ? Faites tendre le degré de justification de la communauté scientifique vers l’infini, il n’y aura jamais d’état de science suffisamment avancé pour mettre la communauté à l’abri de la possibilité – certes infime, peut-être même paranoïaque ou complotiste – d’avoir tort, ce que la définition classique proscrit.
Une approche plus adaptée
Afin donc de ne pas tendre à l’anti-science le bâton pour se faire battre, il incombe d’abandonner l’idée qu’est scientifique tout ce qui génère des croyances vraies et justifiées d’un certain genre.
Pour avancer une alternative, revenons au cas de la tombola. Si ce n’est un plus haut degré de justification, qu’est-ce qui pourrait convertir en connaissance la croyance que votre ticket est perdant ? Sans équivoque : l’élimination de la possibilité que le ticket soit gagnant au départ de certaines données probantes, par exemple celle qui consisterait à observer le tirage. Bien que la résorption d’une telle possibilité ne soit pas gage de vérité – rien ne l’est, en témoigne le fait que le tirage pourrait être fantasmé ou mis en scène par d’éventuels comploteurs –, c’est assurément un pas dans la bonne direction. L’enjeu ici n’est en effet pas tant de vous conforter à la perfection dans le fait que votre ticket est perdant (en augmentant indéfiniment la probabilité qu’il le soit) que de vous conforter imparfaitement dans le fait qu’il ne soit pas gagnant.
Dans une telle perspective, nous pourrions avancer que connaître consiste à exploiter les données probantes à notre disposition pour résorber au mieux les possibilités d’erreurs. Dans un esprit proche de celui du philosophe des sciences Karl Popper, il n’incombe ainsi pas tant aux scientifiques de chercher à toucher la vérité que de s’approcher d’elle en se détournant progressivement de la fausseté. Dans cette optique, une définition de la science serait ainsi la suivante :
Toute entreprise qui génère des connaissances (via une certaine méthode, en vue d’une certaine fin et dans certaines limites), c’est-à-dire toute entreprise dont la vocation est l’identification et l’élimination des possibilités de se tromper.
Ainsi comprise, la science se démarque d’autres discours (à prétention) de connaissance, par exemple la religion ou la politique, pour lesquels ce n’est certes pas une préoccupation constante de traquer – et de résorber – les possibilités d’être dans le faux. Elle se distingue également – sinon en qualité, au moins en degré – de la génération de connaissances de sens commun pour lesquelles des possibilités d’erreur grossière peuvent, étant donné le contexte, être légitimement ignorées.
Retour sur le défi sceptique
L’approche proposée est-elle à la hauteur de l’enjeu de maintenir hors du giron de la science ces approches qu’on serait enclin à qualifier d’anti-science ? Pas tout à fait, mais en fait assez bien. Il est sans doute vain de chercher à mettre définitivement au tapis toute forme de scepticisme radical à l’égard de la possibilité d’authentiques connaissances (scientifiques), prenant ici la forme particulière de la reconnaissance de l’impossibilité d’éliminer toutes et absolument toutes les possibilités d’erreur.
Mais la définition réussit toutefois à endiguer certaines formes assez crues d’anti-science, et en cela est peut constituer un guide utile. Elle autorise en effet à ne pas compter comme sciences ces entreprises qui négligent de s’engager avec des possibilités d’erreur que l’entreprise scientifique elle-même a patiemment mises à jour et étudiées (biais cognitifs, communautaires ou statistiques, erreurs de mesure ou de calibrages, défauts d’instrumentation, etc.). À ce dernier égard, la définition proposée a aussi l’avantage de faire la part belle à la dimension dynamique et historique de la science, dont l’évolution témoigne de la croissance continuelle et progressive, au cours du temps, du nombre de stratégies mises en place par les scientifiques pour minimiser les chances qu’ils se trompent.
Olivier Sartenaer, Professeur en philosophie des sciences, Université de Namur
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
.