L’expérience EDELWEISS, ou comment sonder l’Univers sous les montagnes

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L’expérience EDELWEISS recherche la matière noire et se protège des signaux parasites en se cachant sous les Alpes. L’entrée du laboratoire se trouve dans le tunnel de Fréjus.
© LSM/IN2P3/CNRS

Laurent Bergé, Université Paris-Saclay et Antoine Cazes, Université de Lyon

Dans l’Univers, tout est affaire de gravitation. C’est la gravitation qui fait tourner la Lune autour de la Terre. C’est la gravitation qui fait tourner la Terre autour du Soleil, et c’est encore la gravitation qui entraîne le Soleil dans le mouvement de notre galaxie.

Il y a donc une relation très forte entre la masse et le mouvement des corps célestes. C’est à partir de ce constat que Fritz Zwicky, au début des années 30, observe l’amas du Coma. Il s’agit d’une concentration locale de plusieurs galaxies, suffisamment proches les unes des autres pour ressentir leur gravité réciproque. Le résultat de ses observations est surprenant : leurs vitesses sont trop grandes par rapport à leurs masses mesurées. La masse des galaxies peut en effet être évaluée grâce à leur luminosité (plus elle émet de lumière, plus elle est massive), et corrigée en fonction de leur éloignement. L’explication que propose Zwicky est qu’une grande partie de la masse de ces galaxies provient d’une matière ne produisant pas de lumière, une matière « sombre », ou « noire ».

Dans les années 70, Vera Rubin mesure la courbe de rotation des galaxies, à savoir la vitesse de rotation des étoiles dans une galaxie spirale, en fonction de leur distance au centre de la galaxie. Elle arrive à la même conclusion : il manque de la masse pour expliquer ces vitesses de rotation. La quête de la matière noire est dès lors lancée !

Depuis, de nombreuses autres observations ne sont explicables que par la présence de cette matière inconnue. L’observation du fond diffus cosmologique prédit qu’elle devrait représenter 80 % de la matière dans l’Univers, et sa présence est utile pour expliquer la formation de la matière depuis le Big Bang. Mais toutes ces observations étant des preuves indirectes, il faut réussir à détecter directement cette matière pour prouver son existence. C’est le projet de l’expérience EDELWEISS.

Des soupçons aux preuves directes

L’idée est donc la suivante : cette matière noire, présente dans notre galaxie, est considérée comme une sorte de gaz de particules nouvelles dans lequel nous baignerions. La Terre se déplaçant dans la galaxie, elle rencontre directement ces particules, il n’est donc pas nécessaire d’aller la chercher bien loin. Mais pour pouvoir l’observer directement, il est nécessaire qu’elle interagisse avec la matière « standard ». Pour cela, il faut faire une hypothèse.

Nous savons que la matière noire n’est pas sensible à l’interaction électromagnétique, puisqu’elle ne produit pas de lumière. Elle n’est a priori pas sensible non plus à l’interaction « forte » (qui assure la cohésion des noyaux atomiques en « collant » les protons et les neutrons ensemble), car cette interaction étant très intense, ses effets auraient probablement déjà été détectés.

Alors que nous savons que la matière noire est sensible à l’interaction gravitationnelle, il est impossible de la détecter par ce biais à l’heure actuelle (et pour longtemps encore), car la gravitation est une force extrêmement faible par rapport aux autres à l’échelle des particules élémentaires, et mal comprise théoriquement à cette échelle.

Le cryostat d’EDELWESS, entouré de son blindage de plomb et de polyéthylène, en blanc.
Collaboration EDELWEISS, Author provided

Reste l’interaction faible (celle des neutrinos ou de la radioactivité bêta) : rien n’oblige la matière noire à y être sensible, mais rien ne l’interdit non plus. Dans ce cas, on parle de WIMP (l’équivalent de « particule massive interagissant faiblement » en anglais). En effet, si l’on veut expliquer l’équilibre entre la matière noire et la matière connue, du Big Bang à nos jours, il faut que celles-ci interagissent entre elles, avec une intensité comparable à celle de l’interaction faible. L’hypothèse avancée est donc très raisonnable.

Un détecteur pour les WIMP

Reste à concevoir un détecteur qui serait assez sensible pour mesurer ces interactions faibles des WIMP avec la matière ordinaire. De nombreuses expériences ont été tentées, avec différentes technologies.

La collaboration EDELWEISS a choisi de travailler avec des détecteurs fonctionnant à très basse température que l’on appelle des bolomètres. Le principe est le suivant : une WIMP interagit en tapant sur un des atomes de germanium qui composent le bolomètre. Cet atome recule en absorbant de l’énergie, puis reprend sa place en effectuant des vibrations. Ces vibrations correspondent à une augmentation de la température de l’ordre d’un micro degré, proportionnelle à l’énergie déposée lors de la collision. On peut mesurer cette élévation de température en plaçant les bolomètres à une température de fonctionnement extrêmement basse, de l’ordre de 10 millikelvins, proches du zéro absolu.

Éviter la pollution des mesures par la radioactivité naturelle et par les rayons cosmiques

La difficulté principale de l’expérience est de distinguer la collision d’une WIMP – d’une probabilité extrêmement faible (moins d’une collision par an et par kilogramme de germanium) – d’autres événements beaucoup plus fréquents, produits généralement par la radioactivité naturelle des matériaux du détecteur, ou par les rayons cosmiques. Pour cela, on réalise une seconde mesure de l’interaction de la WIMP avec le Germanium des bolomètres, électrique cette fois. Dédoubler la mesure permet de rejeter les mesures liées à la radioactivité qui ne correspondent pas à ce que l’on recherche réellement.

Une partie de détecteurs d’EDELWEISS III : les électrodes circulaires sont évaporées sur le cristal de 800 grammes de germanium, avec le capteur de température au centre.
Collaboration EDELWEISS, Author provided

De plus, les matériaux qui composent le dispositif expérimental sont soigneusement choisis pour leur très basse radioactivité et des blindages de polyéthylène et de plomb entourent le cryostat. Le plomb est très efficace pour protéger de la radioactivité extérieure, mais malheureusement, il contient lui-même un isotope faiblement radioactif (le plomb 210, dont la demi-vie est de 26 ans). Ce blindage est donc lui-même couvert d’une couche de plomb archéologique, provenant d’un bateau romain coulé découvert par des archéologues : la radioactivité de ce plomb, vieux de plusieurs centaines d’années, a complètement disparu. De plus, il est resté protégé par l’eau de mer des rayonnements cosmiques, qui induisent cette radioactivité.

Du fait de cette contrainte sur la radioactivité externe aux détecteurs, l’expérience a été installée dans le Laboratoire Souterrain de Modane, au beau milieu du tunnel du Fréjus, qui relie la France et l’Italie. Sous 1700 mètres de roche, les rayons cosmiques sont un million de fois moins nombreux qu’en surface. Leurs interactions seront donc beaucoup plus faibles au niveau du laboratoire souterrain et ils pollueront donc beaucoup moins le détecteur.

L’extrême sensibilité des bolomètres d’EDELWEISS va permettre de chercher des WIMP de basse masse, domaine pour l’instant encore très peu exploré. À l’inverse, d’autres détecteurs, moins sensibles, mais plus massifs, seront optimisés pour découvrir les WIMP plus lourds.

EDELWEISS III contient une série de 36 détecteurs.
Collaboration EDELWEISS, Author provided

Où en est la quête de la matière noire ?

Avec tous ces efforts, avons-nous trouvé la matière noire ? Et bien pas encore ! Ainsi va la recherche. EDELWEISS a débuté dans les années 90, et n’a cessé depuis de faire avancer sa technologie pour sonder au plus profond de la nature. À chaque étape, à défaut de découvrir une WIMP, nous avons fixé progressivement des courbes de limite qui expriment la sensibilité de l’expérience. Ces courbes représentent la probabilité d’interaction des WIMP avec la matière, en fonction de la masse des WIMP : au-dessus de cette limite, le détecteur est capable de détecter les WIMP. S’il ne les détecte pas, c’est qu’elles seraient en dessous de la ligne en termes de masse et de probabilité d’interaction faible.

Ce graphique représente la probabilité d’interaction des WIMP en fonction de leur masse. Les courbes sont des limites de sensibilité des expériences EDELWEISS (EDELWEISS-III LT, les derniers résultats), et Xenon dans sa version 100Kg (XENON100 LT) et 1 tonne (XENON1T (Standard)). EDELWEISS-Surf est un prototype permettant de faire des mesures à plus basse masse. Les résultats d’une semaine de mesure en surface sont présenté avec une analyse standard, et avec une analyse utilisant l’effet Migdal (un effet qui si il existe, prédit une mesure différente des reculs des noyaux).
Modifié par Elsa Couderc à partir de Collaboration EDELWEISS, CC BY

La concurrence en physique des particules est rude ! Après avoir donné il y a quelques années les meilleures limites, EDELWEISS s’est fait dépasser par d’autres expériences en termes de sensibilité, les meilleurs résultats étant détenus actuellement par l’expérience Xenon. Nous sommes en ce moment dans une période intense de R&D pour améliorer nos détecteurs. Nos résultats sur banc de test (EDELWEISS-surf sur le graphique) sont déjà les plus performants.

Nous sommes donc confiants pour atteindre à nouveau la meilleure limite, et nous continuerons à faire descendre cette courbe petit à petit, jusqu’à découvrir un jour la matière noire… si elle existe vraiment !The Conversation

Laurent Bergé, Physicien, Université Paris-Saclay et Antoine Cazes, Physicien, Maitre de Conférence Institut de Physique Nucléaire de Lyon , Université de Lyon

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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